[Retard] NaNo Prompts 2022 – Jour 4

Debout devant elles, Jacques ne sait pas quoi faire. Il ferme les yeux. Il savait qu’il devait le faire, mais choisir avait toujours été un problème. Qui aime choisir ? Les gens qui n’ont pas d’autres choix. Aujourd’hui, il devait le faire. Et cela ne lui plaisait pas, du tout.

Toujours les yeux fermés, il se laissa aller à ses souvenirs. Pendant un instant, le temps se bloque, puis commence doucement sa course folle vers le passé. Jacques avait alors de nouveau vingt ans, en pleine jeunesse. Il se vit, fringant, sortant de la boucherie de sa mère alors que c’était son premier jour de travail, fier comme un coq de pouvoir dire qu’il gagnait sa vie. Bien sûr, il avait tenté de faire des études, mais les études, c’était cher et les parents n’avaient pas les moyens. La viande, c’était une passion dans la famille, une passion qu’il avait transmise à sa femme, puis à leur fils unique. Jacques savait qu’il aurait du avoir un ou deux frères ou sœur mais ils n’étaient pas là et il n’avait jamais eu la maladresse de demander pourquoi. C’était, somme tout, un enfant assez poli, droit et sérieux.

Aussi, ses parents étaient ravis de le voir reprendre la boucherie. Son père avait même dit : comme ça, ça restera dans la famille. Sa mère n’avait rien dit. Elle n’avait jamais vraiment été démonstrative. Jacques ne manquait de rien, il était logé, nourri, blanchi.

Bond dans le temps de quelques années. Jacques à vingt quatre ans. Il mange chez ses parents et sa mère se plaint de ne pas avoir de petits enfants. « Vingt-quatre ans, tu te rends compte ! De nos jours, c’est presque un crime de rester célibataire aussi longtemps ! ». Jacques mange son gigot sans rien dire. Ah, le gigot de sa mère, un vrai bonheur et une madeleine de Proust que fera renaître Vera, sa première femme. Il ne la rencontrerai que plus tard. Pour l’instant, Jacques était un tombeur, un vrai. Il avait des petites amourettes sans rien de sérieux, une façon de passer le temps quand il ne vendait pas sa viande. Ses parents commençaient doucement à s’effacer du magasin, lui laissant les rênes quand il allait en vacances. Il avait pris un employé, Georges, un bon gars même s’il avait des moments un peu benêts. Impossible de dire à ses parents qu’il ne se voyait pas se marier.

Trente ans. « Oui, je le veux ». La cérémonie à l’église pour faire plaisir aux parents. On connaît la chanson. On la chante quand même. Vera est magnifique dans sa robe blanche. Jacques est amoureux. Fou amoureux de celle qui a presque su égaler le gigot de sa mère.

Trente cinq ans… et trois enfants plus tard. Jacques et Vera sont fou amoureux, comme au premier jour. Ils sont fous tout court. Fous mais pas exempts de responsabilité. La boutique fonctionne bien. Georges est fidèle au poste. Les parents sont de moins en moins présents. On achète une maison.

Quarante ans. Le drame. Alors qu’ils sont partis en vacances dans les Pyrénées, pour la première fois de leur vie ou presque, le père de Jacques perd le contrôle de la voiture et les deux parents périssent dans l’accident. La voiture est tombé dans le ravin, il n’y aura à l’enterrement, que des cercueils vides. Jacques n’avait pas le courage de mettre des morceaux dans le cercueil.

Quarante et un ans. « Tu peux te confier à moi, Jacques, tu le sais. Mais il faut que tu parles, sinon… » « Sinon quoi, Vera ? » Elle ne le regarde pas. Il sait qu’il ne va pas bien. Cela fait plus d’un an que ses parents sont partis – pour toujours. On ne l’avait pas préparé à cela. Il pensait encore avoir du temps. Oui, il était déjà adulte mais il a du gérer trop de choses, dont certains sont encore en cours. La succession n’est pourtant pas compliqué, il est seul. Mais il y a eu une enquête suite à la découverte de nombreux biens appartenant à ses parents, ainsi qu’une assurance vie colossale qui aurait pu motiver un meurtre. Dans ce tumulte, gérer le magasin, la vie familiale et la vie tout courts semble impossible à Jacques. Quelques temps plus tard, elle part. Elle laisse un mot, enfin, un longue lettre pour expliquer pourquoi elle ne peut plus vivre avec lui. À l’époque, on en parlait pas en ces termes mais Jacques souffre alors d’une grave dépression. Dans sa lettre, Vera parle d’un nuage permanent au dessus de la tête de Jacques, un nuage qui l’empêche d’être lui-même, jovial, affable et amoureux. Les enfants partent avec Vera.

Cinquante-cinq ans. Jacques sourit à la vie. Dix ans auparavant, il a tenté de mettre fin à ses jours. Sans Vera et sans ses enfants, la vie ne valait pas la peine d’être vécu. Pourquoi continuer ? Suite à cela, il avait été placé dans un asile. Lui qui était fou amoureux et fou tout court avec sa femme était devenu un fou, tout seul. Il avait fait alors la rencontre du Docteur Klein, un médecin sans doute pas français mais qu’importe. Il avait des idées qui semblaient farfelues à Jacques : il lui avait demandé de raconter une journée ou juste un moment d’une journée. Et ce plusieurs fois d’affilée. Juste ça. Rien de plus. Pas de médicaments, pas de remède, juste la parole. La parole salvatrice, celle que Jacques n’avait pas pu avoir avec Vera. Celle qui aurait peut-être pu sauver leur mariage. Plus jamais de gigot comme maman. Tant pis.

Cinquante-sept ans. Léon a beau être son quatrième enfant, il ressent une bouffée d’amour qu’il n’a jamais ressenti pour ces autres enfants. Il était pourtant là, à chacun des accouchements de Vera. Il a tenu les petits êtres dans ses bras, quand ils ont poussé leur premier cri. Mais ce n’était pas pareil, sans qu’il ne sache pourquoi. Martine, qu’il a connu à un concert de Cabrel, est allongée, souriante, heureuse, radiante. Elle a vingt ans de moins que lui, tout le monde lui dit que c’est de la folie, que ça ne se fait pas, qu’il va faire jaser. Il s’en fiche. Il regarde son fils comme si c’était le premier puis sa compagne. « On devrait se marier, Martine » Elle éclate de ce rire qu’il aime tant et elle répond « C’est une piètre demande en mariage, Jacques. Mais bien sûr que j’accepte d’être ta femme ». A peine de retour de la maternité, ils vont se marier, à la mairie uniquement, signant un papier accompagnés de Georges et d’une amie de Martine, Josiane. Pas besoin de plus que leur amour.

Jacques ouvre les yeux. Trop de vies dans une seule pour qu’il puisse choisir entre les deux femmes de sa vie qui se trouvent devant lui. Vera est revenu dans sa vie par coïncidence. Il l’a croisée alors qu’il faisait ses courses. Il se sont parlés, elle lui a parlé des enfants, il s’est excusé de ne pas a voir été un bon père ou un bon mari – un assez bon père et un assez bon mari. Il lui a expliqué l’asile, lui a parlé du Docteur Klein qu’il voit toujours une fois par an. Il lui a parlé de la boucherie, de Georges. Il lui a demandé si elle avait trouvé quelqu’un. « Pas quelqu’un comme toi » a été sa réponse. Et bien qu’il avait déjà plus de soixante ans, Jacques a commencé une relation extraconjugale avec sa femme. Il a redécouvert le corps de Vera comme il l’avait connu alors. Il l’a aimé, l’a touché, l’a pénétré. Rien n’était pareil qu’avant.

Mais tout l’a rattrapé. Vera et Martine sont devant lui et il doit faire un choix. Ne serait-ce qu’à l’échelle de la loi, il n’est pas dans les clous. Marié à deux femmes différentes, la lettre de départ de Vera ne fait pas un divorce.

Vera ou Martine ? Depuis deux ans, la question se pose. Il ne connaît pas la réponse. Il ne peut pas connaître la réponse. Comment choisir entre deux femmes parfaites en tout points ? Deux femmes qu’il aime à égal amour ? Est-ce possible ? Oui, il sait que c’est possible. Il a la preuve devant les yeux. Devant lui se trouvent deux femmes qu’il aime pareil.

Alors il va falloir les départager autrement.

Son cerveau bloque mais il faut regarder les faits. Les enfants. Il aime Léon plus que tout au monde, plus que les deux femmes qui se trouvent devant lui réunies. Ses autres enfants, il en a eu des nouvelles par Vera mais n’en a jamais demandé. Elle lui parle d’eux mais ce sont des étrangers. Comme si c’était les enfants de quelqu’un d’autre. Et quelque part, c’est vrai. Ce sont ses enfants à elle, pas les siens.

_ Je suis désolé, Vera.

Il la connaît tellement. Son visage masque tout ce qu’elle ressent, surtout devant des gens qu’elle ne connaît pas. Mais il sait qu’il lui a lancé une flèche en plein cœur. Il l’a vu partir, toucher l’organe et ce dernier exploser en un million de petits morceaux fins qui ne pourront jamais être rapiécés. Quand elle était partie, la première fois, il savait qu’il avait déjà brisé son cœur une première fois. Avec le temps, les blessures avaient tout doucement commencé à cicatriser. Certaines avaient guéri sans lui. Pour d’autres, il avait amené le sparadrap. Aucun rouleau ne pourra remettre le cœur de Vera en un seul morceau maintenant. La seule chose à faire, ce sera de le mettre dans un bocal et de bien laver le bocal.

Elle quitte la pièce sans un bruit. Jacques regarde sa seconde épouse, qui n’est finalement pas vraiment son épouse. Elle est en colère. Elle aussi, il la connaît par cœur.

_ Martine…

_ Si je reste, c’est pour Léon. Je ne veux pas qu’il grandisse sans son père. Ne te méprends pas, je te hais. Je te conseille fortement de revoir ton testament en ma faveur, sinon…

Elle s’arrête sur le seuil et lance derrière son épaule :

_ Vois aussi cette histoire de mariage, je ne veux pas avoir à gérer ça quand tu mourras.

Total de mot pour la journée : 1708

Total de mots pour le NaNo : 6020

En plus : Toujours pas de réseau d’où le retard dans le post. On comble un peu le retard. J’ai particulièrement aimé écrire ce prompt.

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